XXIV
Dieu protège la France.
En effet, du moment que Philippe II et Emmanuel Philibert ne marchaient pas immédiatement sur Paris, Paris était sauvé.
Comment une pareille faute avait-elle été commise ? Par suite du caractère irrésolu et ombrageux du roi d’Espagne, ou plutôt par un effet de cette faveur spéciale que, dans les situations extrêmes, Dieu accorde toujours à la France.
On se rappelle cette lettre que tenait à la main le roi Philippe II au moment où don Luis de Vargas, secrétaire du duc d’Albe, arrivait de Rome. Cette lettre était de l’évêque d’Arras, un des conseillers de Philippe II, dans lequel ce prince si peu confiant avait le plus de confiance.
Philippe II lui avait envoyé un courrier pour le consulter sur ce qu’il y avait à faire après la bataille de la Saint-Laurent, et sur ce qu’il y aurait à faire après la prise de Saint-Quentin, si Saint-Quentin, comme la chose était probable, tombait aux mains des Espagnols. L’évêque, ainsi qu’on devait s’y attendre, avait répondu en homme d’Église et non en soldat.
Le cardinal Granvelle, dans la collection de ses papiers d’État, nous a conservé cette lettre qui fut d’un si grand poids dans les destinées de la France.
Nous nous contenterons d’en extraire le passage suivant, et c’était ce passage que Philippe II lisait avec tant d’attention lorsqu’entra don Luis de Vargas.
« Il ne serait pas prudent de rien tenter contre les Français pendant le reste de l’année, la saison s’y opposant aussi bien que la nature du pays : ce serait compromettre les avantages déjà obtenus, et la réputation des armes espagnoles. Le mieux serait de se borner à inquiéter l’ennemi en incendiant et en ravageant son territoire au-delà de la Somme. »
C’était donc l’avis de l’évêque d’Arras que, malgré la double victoire de la bataille de la Saint-Laurent et de la prise de Saint-Quentin, le roi d’Espagne ne pénétrât point plus avant au cœur de la France.
Pour être plus obscur aux yeux des autres, l’avis du duc d’Albe n’en était pas moins clair aux yeux de Philippe II.
« Sire, rappelez-vous Tarquin, abattant de sa baguette les plus hauts pavots de son jardin ! »
Tel était l’avis de ce capitaine-ministre dont le sombre génie allait si bien au tempérament terrible du successeur de Charles V, que la colère céleste semble avoir fait Philippe II pour le duc d’Albe, et le duc d’Albe pour Philippe II.
Or, ce pavot dont la tête se levait si rapidement, n’était-ce point Emmanuel Philibert ?
Il est vrai que, s’il grandissait si rapidement, c’est qu’il poussait sur les champs de bataille, et que la gloire arrosait sa fortune ; mais plus grand était le prestige qui s’attachait au prince de Savoie, plus ce prestige était à craindre.
Si, après la victoire de la Saint-Laurent remportée, après Saint-Quentin prise, on marchait sur Paris, et que Paris à son tour tombât aux mains d’Emmanuel Philibert, quelle récompense serait digne d’un pareil service ? Serait-ce assez de rendre au fils du duc Charles les États qui lui avaient été enlevés ? D’ailleurs, ces États, était-il bien de l’intérêt de Philippe II, qui en détenait une partie, de les lui rendre ? Une fois qu’on lui aurait rendu le Piémont, qui assurait qu’il ne prendrait pas le Milanais ; et, après le Milanais, le royaume de Naples ? Ces deux possessions de la couronne d’Espagne en Italie, lesquelles avaient déjà, par la double prétention que la France avait sur elles, coûté tant de sang à Louis XII et à François Ier, sans que ceux-ci eussent pu, nous ne dirons pas les prendre, mais les conserver. Pourquoi ni Louis XII ni François Ier, l’un après avoir pris Naples, l’autre après avoir pris Milan, n’avaient-ils pas su les conserver ? C’est qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre de racines en Italie ; c’est qu’ils étaient forcés de tirer tous leurs secours d’au-delà des monts. Mais en serait-il de même pour un prince qui s’appuierait au contraire au versant oriental des Alpes et qui parlerait la même langue que les Milanais et les Napolitains ? Cet homme, au lieu d’être pour l’Italie un conquérant, ne serait-il pas pour elle un libérateur ?
Voilà le gigantesque fantôme qui, pareil au géant du cap des Tempêtes, s’était levé entre Saint-Quentin et Paris.
En conséquence, contre l’avis général et surtout contre celui d’Emmanuel Philibert, qui était de marcher directement sur la capitale sans laisser le temps à Henri II de respirer, Philippe avait déclaré que l’armée victorieuse ne ferait pas un pas en avant et que l’on se contenterait, pour cette campagne, d’assiéger le Catelet, Ham et Chauny, tandis qu’on relèverait les murailles de Saint-Quentin et que l’on ferait de cette ville le boulevard des conquêtes de l’armée espagnole.
C’était cette nouvelle – non pas dans tous ses détails, mais dans toutes ses probabilités – qu’apportait Yvonnet au roi Henri II et qui lui faisait crier avec tant d’assurance : « Paris est sauvé ! »
À cette nouvelle, à laquelle Henri ne pouvait pas croire, de nouveaux ordres se croisèrent dans tous les sens, de Compiègne à Laon, de Laon à Paris, de Paris aux Alpes.
Une ordonnance fut rendue, portant que tous soldats, gentilshommes ou autres ayant porté les armes, ou pouvant les porter, eussent à se retirer à Laon auprès de M. de Nevers, lieutenant général du roi, tant à peine de punition corporelle que d’abolition de noblesse.
Dandelot eut ordre de partir pour les petits cantons et de presser la levée de quatre mille Suisses, dont on avait décrété l’enrôlement.
Deux colonels allemands, Rockrod et Reiffenberg, amenèrent, à travers l’Alsace et la Lorraine, quatre mille hommes levés par eux sur les bords du Rhin.
On savait que huit mille hommes de l’armée d’Italie venaient de repasser les Alpes et arrivaient à marches forcées.
En même temps, – et comme pour achever de rassurer Henri qui, quoique l’ennemi eût fait une pointe jusqu’à Noyon, n’avait pas quitté Compiègne, – on apprit que de graves dissentiments venaient de s’élever entre les Anglais et les Espagnols au siège du Catelet.
Les Anglais, blessés par les manières hautaines des Espagnols, qui s’attribuaient tout l’honneur de la bataille de la Saint-Laurent et tout le succès du siège de Saint-Quentin, demandaient à se retirer. Au lieu de chercher à rapprocher les deux peuples, Philippe II, dans sa prédilection pour les Espagnols, donna raison à ceux-ci et permit aux Anglais de se retirer ; ce qu’ils firent le jour même où la permission leur en fut accordée. Huit jours après, les Allemands se mutinèrent à leur tour, blessés de ce que le roi Philippe II et Emmanuel Philibert avaient seuls profité de la rançon des prisonniers de Saint-Quentin. Trois mille Allemands, à la suite de cette discussion, désertèrent l’armée espagnole et, embauchés immédiatement par le duc de Nevers, passèrent du service du roi d’Espagne à celui du roi de France.
Le rendez-vous de toutes ces troupes était la ville de Compiègne, que M. de Nevers fit fortifier avec un soin extrême et sous le canon de laquelle il fit tracer un camp retranché si spacieux, qu’il pouvait contenir cent mille hommes.
Enfin, pendant les derniers jours du mois de septembre, le bruit se répandit tout à coup dans Paris que le duc François de Guise était arrivé en poste d’Italie.
Le lendemain, une magnifique cavalcade conduite par le duc lui-même, ayant M. le cardinal de Lorraine à sa droite, M. de Nemours à sa gauche et derrière lui deux cents gentilshommes à ses couleurs, sortit de l’hôtel de Guise, gagna les boulevards et, revenant par les quais et l’hôtel de ville, excita l’enthousiasme des Parisiens, qui crurent qu’ils n’avaient plus rien à craindre puisque leur duc bien-aimé était de retour.
Le même soir, on proclama à son de troupe, dans tous les carrefours de Paris, que M. le duc François de Guise était nommé lieutenant général du royaume.
Peut-être y avait-il là, de la part du roi Henri II, un grave oubli de la recommandation que lui avait faite son père au lit de mort, d’avoir pour premier principe surtout de ne pas trop élever la maison de Guise ; mais la position était extrême et ce sage conseil fut négligé.
Le lendemain, qui était le 29 septembre, le duc partit pour Compiègne et, le même jour, commença l’exercice de sa charge par la revue qu’il fit des troupes rassemblées comme par miracle au camp retranché.
Le 10 août, au soir, il ne restait peut-être pas dans tout le royaume – les garnisons des villes comprises – dix mille hommes en état de porter les armes ; et encore ces dix mille hommes étaient si découragés, qu’au premier coup de canon, il étaient prêts, ceux qui tenaient la campagne à fuir, ceux qui tenaient les villes à en ouvrir les portes. Le 30 septembre, le duc de Guise passait en revue une armée de cinquante mille hommes à peu près, c’est-à-dire d’un tiers plus forte que ne l’était l’armée du roi d’Espagne depuis sa rupture avec les Anglais et sa séparation d’avec les Allemands. Cette armée était belle, pleine d’enthousiasme et demandait à grands cris à marcher à l’ennemi.
Heureuse terre que celle où l’on n’a qu’à frapper le sol du pied, au nom de la monarchie ou au nom de la nation, pour en faire jaillir des armées !
Enfin, le 26 octobre, on apprit que le roi Philippe, suivi du duc de Savoie et de toute la cour, venait de quitter Cambray pour retourner à Bruxelles, regardant la campagne comme terminée.
Alors, chacun put dire, non seulement comme l’avait dit Yvonnet en entrant dans la cour de Compiègne : « Riche nouvelle ! Paris est sauvé ! » mais encore : « Riche nouvelle ! la France est sauvée ! »
fin du tome deuxième